Jaurès philosophe, doublé d’un homme d’Etat

Par Jean Pierre Fourré, ancien vice-président de l’Assemblé Nationale

Pour moi, l’une des particularités fondatrices de l’originalité de son action politique  réside dans l’inspiration de son idéal par ses principes philosophiques. Jaurès, philosophe doublé d’un homme d’Etat.

L’on ne saurait essayer de comprendre la trajectoire de Jean Jaurès sans examiner le contexte familial qui le vit grandir, enracinement à la paysannerie occitane, constante lutte pour l’existence car dépourvue de fortune personnelle tout en conservant un lien social avec la bourgeoisie moyenne par des origines familiales en particulier dans des carrières militaires et parlementaires des cousins de son père (Benjamin Jaurès : amiral, député, sénateur  puis ministre).

Mais le moment essentiel qui va orienter son parcours intellectuel demeure la place qu’il se fit naturellement à l’école. Ses premières interventions publiques dont nous avons la connaissance et sa rencontre avec cet inspecteur de l’Enseignement, Félix Deltour, recruteur de forts en thèmes qui le plaça au Collège Sainte Barbe marche pied pour l’Ecole Normale, le prédéterminaient à rencontrer  la philosophie. « Une force qui, parce qu’elle domine toutes ces manifestations diverses, échappe à nos prises immédiates et recule vers les profondeurs l’esprit de l’homme qui découvre toujours une chose à expliquer sous la chose expliquée ? Comme l’onde en une mer sans fond.»

Sa thèse française à l’Ecole Normale Supérieure  « De la réalité du monde sensible » demeure sa référence philosophique, enrichie, développée dans ses nombreux livres et articles de journaux comme autant de «recherches  permanentes », insatisfait de ne pouvoir partager autant qu’il le souhaite le principe de vie qui l’obsède : l’émancipation de l’être humain.

Jaurès considère la métaphysique comme une création spontanée de l’esprit, donc de la poésie. Pour lui, la forme fondamentale de la création de l’esprit est l’Unité. Le panthéisme de Jaurès c’est l’unité du monde physique et moral, la réalité d’une loi universelle regroupant tous les phénomènes, dans le droit fil des travaux de Platon et Spinoza. « Le besoin de l’unité est le plus profond et le plus noble de l’esprit humain…Tout moment de la durée retentit à l’infini dans les moments ultérieurs, et l’esprit, en franchissant les siècles d’un bond, retrouve la suite intelligible de ce qu’il a quitté…La liberté se mêle à la nécessité, comme le hasard à la loi…Nous vivons en partie dans la région du hasard, en partie dans le monde des lois. »

Ce besoin de recherche spirituelle indissociable de la « foi en l’efficacité morale et sociale de la raison » élément de référence de son idéal, s’exprime alors avec toute la force de celui qui ne se satisfait jamais du simple exercice d’une affirmation en guise de réponse à la question posée, avec la détermination de celui qui par le  doute introduit relance l’argumentation à son point de départ fort des éléments nouveaux qui enrichissent sa pensée.

La raison s’impose dans l’action.

« L’idée, le principe de vie, qui est dans les sociétés modernes manifeste dans toutes leurs institutions, c’est l’acte de foi dans l’efficacité morale et sociale de la raison, dans la valeur de la personne humaine raisonnable et éducable. C’est le principe qui se confond avec la laïcité elle-même, c’est le principe qui se manifeste, qui se traduit dans toutes les institutions du monde moderne. C’est ce principe qui commande la souveraineté politique elle-même. »

Il croit en l’homme, en sa responsabilité individuelle dans le combat pour la justice sociale, la prise de conscience et l’investissement de chacun étant la condition de la réussite du collectif.

« Ce qui reste vrai, à travers toutes nos misères, à travers toutes les injustices commises ou subies, c’est qu’il faut faire un large crédit à la nature humaine ; c’est qu’on se condamne soi-même à ne pas comprendre l’humanité, si on n’ a pas le sens de sa grandeur et le pressentiment de ses destinées incomparables. Cette confiance n’est ni sotte ni aveugle, ni frivole. Elle n’ignore pas les vices, les crimes, les erreurs, les préjugés, les égoïsmes de tout ordre, égoïsme des individus, égoïsme des castes, égoïsme des partis, égoïsme des classes, qui appesantissent la marche de l’homme, et absorbent souvent le cours du fleuve en un tourbillon trouble et sanglant. Elle sait que les forces bonnes, les forces de sagesse, de lumière, de justice, ne peuvent se passer du secours du temps, et que la nuit de la servitude et de l’ignorance n’est pas dissipée par une illumination soudaine et totale, mais atténuée seulement par une lente série d’aurores incertaines. Oui les hommes qui ont confiance en l’homme savent cela. Ils sont résignés d’avance à ne voir qu’une réalisation incomplète de leur vaste idéal, qui lui-même sera dépassé ; ou plutôt ils se félicitent que toutes les possibilités humaines ne se manifestent point dans les limites étroites de leur vie. »

Jaurès met donc au premier plan de son œuvre l’enseignement.  Il lui donne la plus grande partie de son activité, comme professeur, député, journaliste.

L’enfant, ce trésor de vivacité d’esprit, de liberté de conscience, de réflexions naïves, d’interrogations constructives, doit être préservé de toutes les influences néfastes qui brident l’analyse libre et individuelle, fondatrice de l’avenir. Il rappelle Proudhon : « l’enfant a le droit d’être éclairé par tous les rayons qui viennent de tous les côtés de l’horizon, et la fonction de l’Etat, c’est d’empêcher l’interception d’une partie de ces rayons. »

Et pour cela il faut d’abord l’éduquer.

Sans négliger le rôle primordial des parents il s’adresse régulièrement aux enseignants.

« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose la souveraineté de la nation. Enfin, ils seront hommes et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie ; et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort. Eh ! Quoi ! Tout cela à des enfants ! Oui, tout cela si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler. Je sais la difficulté de la tâche… »

 « Il faut refaire la France ; il faut l’éclairer, il faut l’éduquer. La tyrannie est fille et mère d’ignorance, ou plutôt elle est l’ignorance même ; car, en subordonnant toutes les volontés à une seule, en résumant toute la force  active de la patrie dans une dynastie ou dans une caste, elle rend inutile, au moins dans la conduite de la chose publique, l’intelligence de tous, et c’est une loi de la vie qu’un organe de la vie languisse et s’atrophie…La liberté républicaine, qui donne à tout citoyen le droit et qui crée le devoir d’intervenir dans la conduite des affaires publiques, qui l’oblige sans cesse à avoir une opinion et une volonté, est donc un incessant appel, en tous les hommes, à la force de la pensée, à la force du vouloir. Elle est donc la grande et universelle éducatrice. »

Jean Jaurès n’a de cesse alors de combattre tous les sectarismes. Tolérant il veut convaincre, jamais contraindre. Il répugne la violence…sauf celle des mots qui marque les esprits et dont il use avec brio, en tribun reconnu qu’il est.

Jaurès réformiste ? Révolutionnaire ?  Sans doute gère t’il un compromis subtil forgé par une réflexion et des confrontations nombreuses avec les courants d’idées du moment, pour l’amener à réclamer : « la grande unité Socialiste, la grande fraternité socialiste, par la lumière, par la raison, par l’organisation ; et cela pour faire d’abord œuvre de réforme, et dans la réforme, œuvre commençante de révolution ; car je ne suis pas un modéré, je suis avec vous un révolutionnaire. »

Le cadre est fixé.

Il s’agit de la République. «  Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer ; que leurs divisions n’iront pas jusqu’à une fureur chronique de guerre civile, et qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature même passagère une trêve funeste et un lâche repos. Instituer la République, c’est proclamer que les citoyens des grandes nations modernes, obligés de suffire par un travail constant aux nécessités de la vie privée et domestique, auront cependant assez de temps et de liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune. »

La République dont il se réclame devient l’élément central  de ces mécanismes qu’il imagine comme structures du changement de société souhaité. Une République qui n’est pas un dogme. « La République n’est pas un dogme…Elle est avant tout une méthode. Elle est une méthode pour obtenir la plus haute efficacité possible de toutes les énergies humaines par la plénitude de la liberté ; et la victoire suprême de la liberté, ce sera précisément que les hommes mêmes qui invoquent la méthode d’autorité puissent évoluer dans le milieu créé par nous, librement, et sans danger, pour la liberté des autres. »

 «  Si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s’appuie que sur l’égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la conscience et de la science, si elle n’attend le progrès que du progrès de la consciences et de la science, c’est  à dire d’une interprétation plus hardie du droit des personnes et d’une plus efficace domination de l’esprit sur la nature, j’ai bien le droit de dire qu’elle est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie. Ou plutôt, j’ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques. »

Jean Jaurès meurt assassiné le 31 juillet 1914, il y a cent ans. Son idéal demeure d’actualité.

 * « Et si Jaurès était à l’Elysée » aux Editions de Matignon.     www.editionsdematignon.com

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